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eISBN 978-2-8098-1525-2
Copyright © L’Archipel, 2004.
La foule qui assistait de loin à l’exé- cution se mit à applaudir. L’avocat de l’assassin, qui se trouvait devant la porte de la prison, lui cria : « C’est indécent d’applaudir ainsi ! »
Anatole Deibler
« Le nommé Ughetto Alexandre, âgé de dix-huit ans, né le 6 décembre 1910 à Lauris (Vaucluse), est condamné pour avoir, avec l’aide d’un complice nommé Mucha Stephan, dit Joseph Witkowski, âgé de seize ans, né en Pologne le 14 janvier 1912, commis un quadruple assassinat le 5 octobre 1928 à la ferme des Courelys, située à mille neuf cents mètres de Valensole. »
Telles sont les premières lignes de la notice qu’Anatole Deibler, exécuteur en chef des hautes œuvres de la République, s’apprête à consigner dans son carnet de condamnations. Nous sommes le 17 septembre 1929 et, depuis peu, en France, l’augmentation de la criminalité conforte les arguments d’une opinion majoritairement favorable à la peine de mort.
Quatre mois plus tard, l’appel réclamé par l’avocat d’Alexandre Ughetto ayant été rejeté, le bourreau ajoute au crayon rouge, à gauche, en haut de la page, la petite croix qui signifie à terme la mort du condamné. Depuis, chaque nuit, le jeune Ughetto compte les heures en attendant que le jour se lève… Alors, seulement, il cherchera le sommeil dans l’attente du châtiment que lui réserve la justice des hommes.
Dans son petit carnet de toile grise, Anatole Deibler raconte comment le meurtrier a perpétré son forfait. Obsédé par la mort, il ne néglige aucun détail : « Le 1er décembre 1928, les deux jeunes bandits quittèrent La Grand-Combe. Ils se rendirent alors chez un armurier de Manosque et lui achetèrent un revolver et vingt balles. Puis, avant d’arriver au village de Valensole, ils essayèrent leur arme afin de voir si les balles partaient bien ! Enfin, à la tombée du jour, ils discutèrent pour savoir quelle serait la ferme qu’ils attaqueraient. Finalement, ils tombèrent d’accord pour massacrer les occupants de la maison des Courelys. »
Alexandre Ughetto, ivre de colère, tue les patrons de la ferme et leurs domestiques pendant que son complice, Stephan Mucha, se débarrasse des deux enfants, âgés de quatre et six ans. Un peu plus tard, les deux hommes se rendent chez les anciens maîtres du jeune Ughetto, qui lui ont offert l’hospitalité sans se douter de leurs intentions. Abattu de deux balles dans la tête à bout portant, le paysan s’effondre dans la cour de sa ferme, quelques minutes avant que son épouse ne subisse le même sort sur la terre battue de la cuisine. Leurs enfants, débusqués, sont assommés à coups de bâton. Leur crime accompli, les deux garçons s’emparent de quatre mille francs en billets de banque avant de s’enfuir à bicyclette. Ils seront arrêtés cinq jours plus tard. « Le père d’Ughetto a déclaré qu’il avait fait l’impossible pour ramener son fils aîné dans le droit chemin, sans y parvenir », écrit le bourreau. Puis il précise : « Dans un sursaut de colère, se retournant vers les jurés, Ughetto père a demandé la mort pour celui qu’il ne voulait plus reconnaître pour son fils ! »
Si la presse de l’époque, dans son ensemble, est favorable à la peine capitale, quelques journaux se déchaînent contre l’usage de la guillotine sur un garçon de dix-huit ans, et par là même contre un châtiment qu’ils jugent barbare et d’un autre âge, indigne en tout cas de la république des Droits de l’homme. « Nous n’avons aucune faiblesse pour Ughetto, peut-on lire dans la plupart des éditoriaux, mais de là à verser le sang il y a loin. Soit, il faut s’incliner devant l’ordre des choses accepté par la majorité. Mais, tout en approuvant la légitime et sévère répression du crime, nous ne saurions féliciter cette foule de curieux qui s’est pressée aux abords de la prison pour se repaître de ce répugnant spectacle qu’est la décollation. »
Le président de la République a rejeté la grâce.
Tout est consommé.
Dans les couloirs de la maison d’arrêt de Digne, en cette veillée du 23 janvier 1930, règne une étrange atmosphère : celle des exécutions rituelles, barbares jusque dans la solennité.
« Quand l’exécution est décidée, explique un ancien gardien de prison rodé à la surveillance des condamnés à mort, un planton du ministère de la Justice porte un pli au domicile du bourreau : “Vous êtes prié de passer à la direction des Affaires criminelles et des Grâces.” Le directeur de ce service remet à l’exécuteur en chef des instructions écrites désignant le condamné et l’endroit de son incarcération. Si l’exécution a lieu en province, un secrétaire délivre au bourreau les titres de transport nécessaires pour son déplacement, celui de ses aides et des bois de justice qui seront transportés dans un wagon spécial1. »
Anatole Deibler et ses assistants ont fait le voyage dans les Basses-Alpes. La population est prévenue de l’événement et se précipite au-devant du convoi. Mais le bourreau, las de ces démonstrations populaires, fait intervenir la maréchaussée. Puis il s’enferme dans sa chambre d’hôtel.
À 4 h 30, le 24 janvier, aucun coup de marteau ne retentit. Pas un éclat de voix. Pourtant, l’ombre de la guillotine se dresse lentement dans la nuit claire de l’hiver provençal. Le condamné ne soupçonne pas que la mort le guette cette nuit-là. Une demi-heure plus tard, la porte de sa cellule s’ouvre sur le sinistre cortège qui va le remettre entre les mains du bourreau.
— Ughetto, votre pourvoi vient d’être rejeté. C’est le moment d’expier, lui dit alors le procureur de la République. Ayez du courage !
— C’est bien, répond dignement le condamné.
Les gardiens ôtent les chaînes qui lui entravent les pieds depuis qu’il a pénétré dans la prison.
— Si vous croyez voir mes larmes, leur dit-il en s’habillant calmement, vous n’en verrez pas la couleur.
— Ughetto, ajoute rituellement le procureur, n’avez-vous aucune déclaration à faire à la Justice ?
Le condamné répond par la négative à toutes les questions qui lui sont posées, mais il accepte d’entendre la messe. Un assistant du bourreau lui visse une cigarette aux lèvres dont il tire deux ou trois bouffées, puis il la lui retire pour lui verser un verre de rhum.
Pour être à l’heure au rendez-vous, la mort doit frapper à 6 h 35 précises, vingt minutes avant le lever du jour. La précision diabolique d’Anatole Deibler y pourvoira.
Témoin de ces aubes discrètes, le gardien Maurice Cieutat se souvient : « Vers 5 heures, les “invités” arrivent. La réunion n’est pas gaie. En principe, sept personnes extérieures à la prison doivent assister à l’exécution : le président de la cour d’Assises, le procureur de la République, le greffier du tribunal, l’avocat du condamné, l’aumônier et le médecin légiste, ainsi qu’un commissaire de police. En fait, il y a trois fois plus de monde. Chacun est assisté d’un collaborateur plus ou moins réel. Oui, les exécutions capitales sont très recherchées. Mais ceux dont le devoir est d’être là voudraient bien être ailleurs. »
Au terme de neuf pages écrites à l’encre brune dans le cinquième de ses carnets d’exécutions, Anatole Deibler consigne les dernières paroles du condamné à mort : « Je n’ai aucune déclaration à faire », a-t-il répondu au procureur de la République.
La levée d’écrou est signée : Alexandre Ughetto appartient au bourreau. Ligoté au moment de quitter le greffe, le jeune homme confie aux gardiens : « Vous avez toujours été très patients avec moi, et je vous remercie de vos bons soins. Mais je vous demande de me faire un dernier plaisir : accompagnez-moi jusqu’à la guillotine, pour que j’aie autour de moi quelqu’un que je connaisse ! » Puis, se tournant une fois encore vers le procureur de la République : « Je ne vous en veux pas ! Vous avez fait votre devoir. »
Le criminel remercie son avocat et lui remet une lettre pour son père. Il en a préparé deux, la première, narquoise et triomphale, en prévision de sa grâce… L’autre, qu’il lui tend d’une main fébrile, débute par ces mots : « Monsieur Ughetto, je viens vous remercier des renseignements que vous avez fournis sur mon compte au jury et d’avoir demandé la mort pour votre fils. » Puis il termine par quelques mots d’adieu destinés à sa « chère petite sœur Alice ».
6 h 30.
Anatole Deibler est sur le point de célébrer son office. Il est mentalement prêt ; le geste sera sûr et précis. Il se tient sur le côté gauche de la planche à bascule sur laquelle sera jeté le condamné.
Les autres prisonniers sont éveillés, mais ils gardent le silence. Chacun retient sa respiration. Ughetto lève les yeux vers le couteau, mais il n’a pas le temps de le voir. Il crie : « À moi les murs, la terre m’abandonne ! »
Parmi les invités, certains vomissent en s’agenouillant sur le pavé. « C’est plus fort que moi, avoue Maurice Cieutat, il faut que je regarde. Je pourrais me détourner, fermer les yeux. Non, je regarde intensément. Je ne suis pas sadique pourtant. Ou le suis-je à mon insu ? Alors tous ceux qui sont là le sont aussi, car tous, comme moi, malgré leur dégoût, ouvrent les yeux. »
Justice est faite.
La messe de requiem est dite… le jour se lève.
Au fond de leur cellule, des morts en sursis sombrent dans leurs cauchemars.
« Nous avons fait, pour notre édition spéciale, le récit détaillé de l’exécution. Ce fut un beau succès pour nos services de reportages, et une satisfaction pour notre administration, admet l’éditorialiste de La France. À Digne, notre numéro spécial a été littéralement arraché. À Valensole, à Riez, à Puimaison, partout enfin, la manchette bleue de notre journal a connu un gros succès ! » Pourtant, l’article conclut en ces termes : « Ughetto a payé sa dette. Mais ceux qui sont allés voir tomber sa tête, comme à un spectacle, ont commis une mauvaise action. Il ne faut jamais se divertir de la mort, même quand elle frappe un criminel. »
Anatole Deibler n’écrit pas à chaud le récit de ses exécutions. Spectateur de lui-même, il attend que l’émotion soit retombée. Mais de retour à Paris, dans le secret de son cabinet de travail de la rue de Billancourt, ses carnets deviennent les fragiles dépositaires de ses états d’âme, les témoins lucides de son acte. « Alexandre Ughetto conserva jusqu’au pied de la guillotine un calme étonnant pour son jeune âge, écrit-il ce jour-là. Le condamné n’a pas eu le moindre tremblement. » Quand elles participent au bon ordre des choses, quand elles donnent raison à son geste, quand elles justifient d’elles-mêmes sa terrible mission, le bourreau sait estimer ses victimes…
Il tire deux traits, d’une extrémité à l’autre de la page. Un trait rouge. Un trait bleu. Puis, juste au-dessous, d’une écriture appliquée, il inscrit : « Exécuté à… » Quelques lettres suspendues comme un couperet, suivies de six chiffres : « 322 226. » Le matricule du prochain condamné dont il consignera l’histoire dans quelques jours. Le suivant sur sa liste tragique, comme un peu de sang déjà versé.
Le carnet refermé, il le glisse au fond d’un tiroir, comme on se détourne de sa propre image…
a Maurice Cieutat, Un maton pas comme les autres, Paris, Presses de la Cité, 1974.
« C’est une machine très sûre, qui ne fait pas languir le patient ! » Plus d’un demi-siècle avant que la guillotine s’impose en France, le père Labat, dans sa Relation de voyage en Espagne et en Italie, souligne déjà l’idée révolutionnaire d’un système largement utilisé depuis le Moyen Âge dans un grand nombre de pays, qui tranche le cou sans exposer le condamné à la maladresse de l’exécuteur public. Car il était fréquent que le bourreau s’y reprenne à deux ou trois fois, pour que le tranchant de la hache sépare la tête du tronc. L’instrument dont il est alors question est constitué de deux montants de bois réunis par quelques traverses et surmontés d’un large couperet bien affûté. Hissé en son sommet grâce à des cordes que l’officiant sectionne le moment venu, le couteau s’abat sur le cou du condamné « sans danger de le manquer ». Aussi, lorsque le 1er décembre 1789, devant l’Assemblée constituante, Joseph Guillotin propose de remplacer la potence et le billot par une machine « simplement actionnée par la main de l’homme », il appelle à faire usage d’un outil que la Terreur, peu de temps après, rendra tristement célèbre. « Dans tous les cas où la loi prononcera la peine de mort contre un accusé, dit-il aux députés, le supplice sera le même, quelle que soit la nature du délit dont il se sera rendu coupable. Le criminel sera décapité ; il le sera par l’effet d’une simple mécanique. » Le principe d’égalité s’imposait désormais jusque dans le geste du bourreau, que le condamné soit noble ou roturier. « Le couperet tombe comme la foudre ! s’exclame Guillotin devant ses pairs. La tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus ! »
Mais c’est le docteur Louis, secrétaire perpétuel de l’Académie de chirurgie, qui modernise la vieille mécanique du supplice. « Je l’ai regardée comme un acte d’humanité, dira-t-il, et je me suis borné à rendre oblique la forme du couteau pour qu’il pût couper net et atteindre son but. »
Le 20 décembre 1792, la « guillotine » est adoptée par l’Assemblée législative. Durant trois longues années, plus de quarante mille personnes, parmi lesquelles des centaines de femmes, de vieillards et d’enfants, seront décapitées par un simple geste du bourreau. Le théâtre de l’échafaud, terrible et tragique jusqu’à l’insignifiance, dressera son ombre sans jamais être démonté, ruisselant du sang des victimes expiatoires de la justice révolutionnaire. L’office de la guillotine est entré dans l’Histoire par la grande porte, et le bourreau, jusque-là réprouvé pour la cruauté du geste que l’État lui confiait par procuration, imposera sa place dans la société jusqu’à devenir une célébrité dont la presse à sensation s’arrachera les images volées pendant près de deux cents ans.
Cette machine, que l’on dresse sur le pavé pour subjuguer les foules et qui est l’objet de tant de drames et de passions, est décrite dans les dictionnaires en quelques lignes sobres, glaciales, mécaniques : « La guillotine se compose de deux montants verticaux munis d’une rainure dans laquelle glisse le couperet. Ces deux montants sont encastrés dans un bâti horizontal en forme de croix. Le corps du supplicié est amené sous le couteau à l’aide d’une planche basculante ; son cou est maintenu entre deux planchettes dont la partie supérieure se rabat sur lui au dernier moment. Un déclic effectué par le bourreau sur le montant vertical provoque la chute de la lame… » Un bruit net et sourd ponctue le geste. Le reste est affaire de conscience.
Pour autant, le bourreau ne sera jamais un fonctionnaire salarié de l’État, mais un contractuel bénéficiant d’un budget spécial destiné à l’usage des bois de justice, ainsi que d’honoraires mensuels. Cette pratique rappelle que l’entretien de l’exécuteur, jadis, était à la charge de la population. Un impôt spécial était alors levé sur certaines activités économiques, tandis que le grain, les légumes et les fruits lui étaient dus sur les marchés, qu’il fréquentait en prélevant sa part sans toucher aux étals qui lui étaient interdits. Sa ration de pain avait été préalablement retournée, tandis qu’une cuillère était mise à sa disposition pour puiser dans les sacs sans toucher à la marchandise. Cette coutume, dite de havage, était étroitement codifiée, et les mesures poinçonnées à cet effet et strictement étalonnées par l’ajusteur public, relevaient de l’autorité royale.
Dans le droit germanique des Lombards, et plus tard chez les Francs, les « équarrisseurs » étaient appelés « maîtres du Trèfle ». Répandus dans toute l’Europe, les bourreaux se recrutaient entre eux : on était exécuteur de père en fils. Au sein de la corporation, l’office de la guillotine était considéré comme une propriété collective ; ainsi, quand un poste se libérait, les lettres de provision délivrées au successeur portaient plusieurs noms : cinq à six personnes étaient alors investies du titre en attendant que la communauté fasse son choix. S’il s’agissait d’un mineur, pour lequel on réservait le poste plusieurs années avant qu’il ait le droit de l’exercer, un autre occupait sa place par intérim. Il arrivait même, afin que la fonction n’échappe pas à la famille pressentie, que l’on fasse « provisionner » un enfant dans plusieurs villes en même temps. Le titulaire évincé, le moment venu, renonçait alors au poste qui venait d’être pourvu et cherchait une autre « provision ». On comptait alors un exécuteur public et cinq assistants par département.
C’est à la Révolution que la charge de la guillotine devint le fait de l’État. Mais les habitudes, ancrées dans les mentalités depuis plusieurs siècles, ne disparaîtront pas avant longtemps. Propriétaires de leur office depuis toujours, les familles les plus en vue et les mieux organisées continuèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle à forcer la main de l’administration par des cooptations sauvages et des maquignonnages familiaux. En 1856, la cour d’appel de Lyon rendait par exemple un arrêt stipulant que la fonction ne pourrait plus être cédée contre une rente. Il n’en demeure pas moins qu’un bourreau, proposé à la succession d’un parent, l’emportait presque toujours sur une candidature étrangère à la « famille ». La « tragédie » d’Anatole Deibler est là pour le rappeler.
Le plus ancien document relatif à la famille Deibler date de la fin du XVIIe siècle. C’est à Biberach, dans le duché de Wurtemberg, que Johannes Deubler, natif d’une lignée déjà longue d’« écorcheurs », vit le jour. De son mariage avec une fille de bourreau, il eut de nombreux enfants, parmi lesquels un certain Fideli, qui rompit avec la tradition après avoir exercé quelque temps le « métier ». Il épousa une riche héritière et de cette union naquit le grand-père d’Anatole Deibler, Josef Anton, le 6 septembre 1789. Au détour du siècle, il s’engagea dans l’armée de coalition et combattit en France jusqu’à la chute de l’Empereur. Démobilisé à Lyon, il francisa son nom et s’établit cultivateur à Villeurbanne. Enfin, le 8 mai 1822, il épousa une jeune couturière de vingt ans, Marguerite Boyer. La famille ne rentrera jamais en Allemagne. Ayant peu de passion pour l’agriculture, il ouvrit un débit de boissons qui périclita après quelques années d’exploitation.
C’est alors que Joseph Deibler fut rattrapé par la dynastie. L’un de ses plus anciens clients, du temps où il était cabaretier, était un homme discret dont il ne connaissait que le nom : Étienne Chrétien. « Dans ma profession, lui dit-il un jour, si tout se sait, tout ne se dit pas… et surtout pas à n’importe qui ! » Mis en confiance, le mystérieux client finit par lui dire qu’il était exécuteur. Aussi, sur sa recommandation, Joseph Deibler se rendit à Dijon pour offrir ses services au bourreau du département qui cherchait un assistant. C’est ainsi qu’il poursuivra l’œuvre de son père et de son grand-père avant lui.
Le 12 février 1823, Marguerite Deibler mettait au monde un garçon qui reçut le prénom de Louis Stanislas. Deux ans plus tard, la famille s’installait en Charente où le poste de premier assistant du bourreau venait de se libérer. Pendant quinze ans, à partir de 1835, Joseph occupera donc le poste d’exécuteur en chef pour le Cantal. Le jeune Louis, qui avait étudié chez les frères de la Doctrine chrétienne, exerça d’abord la profession de menuisier, mais son père ambitionnait secrètement qu’il lui succédât dans la « profession ». Après une année difficile au cours de laquelle il perdit son poste en raison d’un remaniement des circonscriptions, Joseph Deibler fut envoyé à Rennes en 1852. Un an plus tard, tandis qu’il accédait au poste d’exécuteur en chef pour la Bretagne, il envoya son fils aux colonies pour qu’il y fasse son « apprentissage » auprès du bourreau d’Alger, Antoine Rasseneux. Louis fit aussitôt la connaissance de Zoé Victorine, sa fille, qu’il épousa le 6 novembre 1858. Le plus cher désir de Joseph Deibler, qui était de voir son fils lui emboîter le pas de la guillotine au nom de la dynastie, venait de se réaliser.
Toutefois, l’ascension du jeune Louis dans le métier ne fut pas du goût de tout le monde et fit de nombreux envieux parmi les aides et les prétendants de tous ordres. De nombreuses rumeurs circulèrent pour déconsidérer le bourreau de Rennes et faire peser le discrédit sur sa famille. À tel point qu’en 1859, un de ses aides porta contre lui des accusations qu’il propagea parmi la corporation, prétendant qu’il était incapable d’assumer sa fonction pour cause de paresse et d’éthylisme ! Il alla jusqu’à l’accuser de coups et blessures : « Veillez bien, écrivait-il à certain de ses confrères, car l’intention du bonhomme est toujours de donner sa place à son fils, lequel est marié avec la fille du chef d’Alger ! »
En 1861, alors que Joseph Deibler avait écarté toute suspicion de la part de ses autorités de tutelle, les journaux étalaient un nouveau scandale : « Un incident très regrettable a marqué l’exécution dirigée par le bourreau de Rennes. » Pour la première fois, en effet, la lame du couperet n’avait pas franchement décollé la tête du corps du condamné, « l’un des bourreaux ayant dû appuyer sur le couteau tandis que l’autre tirait sur le tronc pour opérer la séparation ».
Deux ans plus tard, le 29 novembre 1863, naissait Anatole Joseph François Deibler, sous le double signe du Sagittaire et des bois de justice. Le mois des morts.